Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/242

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mon Juge, ou pour me charger moi-même de tout le crime, ou pour accuser mon autre moi-même, la compagne de ma vie ! Je devrais cacher sa faute, pendant que sa fidélité me reste, et ne pas l’exposer au blâme par ma plainte : mais une rigoureuse nécessité, une contrainte déplorable, m’obligent à parler, de peur que sur ma tête à la fois le péché et le châtiment, néanmoins insupportables, ne soient dévolus tout entiers. Quand je garderais mon silence, tu découvrirais aisément ce que je cacherais.

« Cette femme que tu fis pour être mon aide, que tu m’as donnée comme ton présent accompli, qui était si bonne, si convenable, si acceptable, si divine, de la main de laquelle je n’aurais pu soupçonner aucun mal, qui dans tout ce qu’elle faisait semblait justifier son action par la manière de la faire ; cette femme m’a donné du fruit de l’arbre et j’ai mangé. »

La souveraine Présence répliqua ainsi :

« Était-elle ton Dieu pour lui obéir plutôt qu’à la voix de ton Créateur ? Avait-elle été faite pour être ton guide, ton supérieur, même ton égal, pour que tu lui résignasses ta virilité et le rang où Dieu t’avait assis au-dessus d’elle, elle faite de toi et pour toi, dont les perfections surpassaient de si loin les siennes en réelle dignité ? À la vérité, elle était ornée et charmante pour attirer ton amour, non ta dépendance. Ses qualités étaient telles qu’elles semblaient bonnes à être gouvernées, peu convenables pour dominer ; l’autorité était ton lot, appartenant à ta personne, si tu l’eusses toi-même bien connue. »

Dieu avant ainsi parlé, adressa à Ève ce peu de mots :

« Dis, femme, pourquoi as-tu fait cela ? »

La triste Ève, presque abîmée dans la honte, se confessant vite, ne fut devant son Juge ni hardie ni diserte ; elle répondit confuse :

« Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé. »

Ce que le Seigneur Dieu ayant entendu, il procéda sans délai au jugement du serpent accusé, bien qu’il fût brute, incapable