Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/32

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si je suis toujours le même et ce que je dois être, tout, quoique moindre que celui que le tonnerre a fait plus grand ! Ici du moins nous serons libres. Le Tout-Puissant n’a pas bâti ce lieu pour nous l’envier ; il ne voudra pas nous en chasser. Ici nous pourrons régner en sûreté ; et, à mon avis, régner est digne d’ambition, même en enfer ; mieux vaut régner en enfer que servir dans le ciel.

« Mais laisserons-nous donc nos amis fidèles, les associés, les copartageants de notre ruine, étendus, étonnés sur le lac d’oubli ? Ne les appellerons-nous pas à prendre avec nous leur part de ce manoir malheureux, ou, avec nos armes ralliées, à tenter une fois de plus s’il est encore quelque chose à regagner au ciel ou à perdre dans l’enfer ? »

Ainsi parla Satan, et Béelzébuth lui répondit :

« Chef de ces brillantes armées, qui par nul autre que le Tout-Puissant n’auraient été vaincues, si une fois elles entendent cette voix, le gage le plus vif de leur espérance au milieu des craintes et des dangers ; cette voix si souvent retentissante dans les pires extrémités, au bord périlleux de la bataille quand elle rugissait ; cette voix, signal le plus rassurant dans tous les assauts, soudain elles vont reprendre un nouveau courage et revivre, quoiqu’elles languissent à présent, gémissantes et prosternées sur le lac de feu, comme nous tout à l’heure assourdis et stupéfaits : qui s’en étonnerait, tombées d’une si pernicieuse hauteur ! »

Béelzébuth avait à peine cessé de parler, et déjà le grand ennemi s’avançait vers le rivage : son pesant bouclier, de trempe éthérée, massif, large et rond, était rejeté derrière lui ; la large circonférence pendait à ses épaules, comme la lune, dont l’orbe, à travers un verre optique, est observé le soir par l’astronome toscan, du sommet de Fiesole ou dans le Valdarno, pour découvrir de nouvelles terres, des rivières et des montagnes sur son globe tacheté. La lance de Satan (près de laquelle le plus haut pin scié sur les collines de Norwége, pour être le mât de quelque grand vaisseau amiral, ne serait qu’un roseau) lui sert à sou-