Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/95

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premiers parents eussent été avertis de la venue de leur secret ennemi ; ils eussent peut-être ainsi échappé à son piège mortel. Car à présent Satan, à présent enflammé de rage, descendit pour la première fois sur la terre ; tentateur avant d’être accusateur du genre humain, il vint pour faire porter la peine de sa première bataille perdue, et de sa fuite dans l’enfer, à l’homme innocent et fragile. Toutefois, quoique téméraire et sans frayeur, il ne se réjouit pas dans sa vitesse ; il n’a point de sujet de s’enorgueillir en commençant son affreuse entreprise. Son dessein, maintenant près d’éclore, roule et bouillonne dans son sein tumultueux, et comme une machine infernale il recule sur lui-même.

L’horreur et le doute déchirent les pensées troublées de Satan, et jusqu’au fond soulèvent l’enfer au dedans de lui ; car il porte l’enfer en lui et autour de lui ; il ne peut pas plus fuir lui-même en changeant de place. La conscience éveille le désespoir qui sommeillait, éveille dans l’archange le souvenir amer de ce qu’il fut, de ce qu’il est, et de ce qu’il doit être : de pires actions doivent amener de plus grands supplices. Quelquefois sur Éden, qui maintenant se déploie agréable à sa vue, il attache tristement son regard malheureux ; quelquefois il le fixe sur le ciel et le soleil, resplendissant alors dans sa haute tour du midi. Après avoir tout repassé dans son esprit, il s’exprima de la sorte avec des soupirs :

« Ô toi qui, couronné d’une gloire incomparable, regardes du haut de ton empire solitaire comme le Dieu de ce monde nouveau ! toi à la vue duquel toutes les étoiles cachent leur têtes amoindries, je crie vers toi, mais non avec une voix amie ; je ne prononce ton nom, ô soleil ! que pour te dire combien je hais tes rayons ! Ils me rappellent l’état dont je suis tombé et combien autrefois je m’élevais glorieusement au-dessus de ta sphère.

« L’orgueil et l’ambition m’ont précipité : j’ai fait la guerre dans le ciel au Roi du ciel, qui n’a point d’égal. Ah ! pourquoi ? il ne méritait pas de moi un pareil retour, lui qui m’avait créé ce que j’étais dans un rang éminent ; il ne me reprochait aucun de ses bienfaits ; son service n’avait rien de rude.