Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/396

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Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,
Et de son indigence, et de ce qu’il était,
Je lui faisais des dons ; mais, avec modestie,
Il me voulait toujours en rendre une partie.
295C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié.
Je ne mérite pas de vous faire pitié.
Et, quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
Enfin le ciel chez moi me le fit retirer,
300Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
Il m’avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux.
305Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle :
Il s’impute à péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser,
Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser
D’avoir pris une puce en faisant sa prière,
310Et de l’avoir tuée avec trop de colère.

Cléante
Parbleu, vous êtes fou, mon frère, que je croi.

Avec de tels discours, vous moquez-vous de moi ?
Et que prétendez-vous ? Que tout ce badinage…

Orgon
Mon frère, ce discours sent le libertinage :

315Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;
Et, comme je vous l’ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.

Cléante
Voilà de vos pareils le discours ordinaire :

Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
320C’est être libertin[1] que d’avoir de bons yeux ;
Et qui n’adore pas de vaines simagrées,
N’a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur ;
Je sais comme je parle, et le ciel voit mon cœur.
325De tous vos façonniers on n’est point les esclaves.

  1. Libertin, aujourd’hui restreint à la débauche des femmes, signifiait dans l’origine un esprit fort, un libre penseur ; on le disait aussi des personnes indépendantes par caractère, et ennemies de la contrainte.
    (F. Génin.)