Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/68

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dire, don Juan ; mais je ne sais pas si vous me comprendrez. Notre société vit et se soutient à l’aide de la dernière vertu qui reste aux peuples raisonneurs : l’inconséquence. Les hommes choisissent leurs femmes autrement que leurs héroïnes, et leurs gendres autrement que leurs tribuns ou leurs prophètes : ils sont plus sages dans leurs affaires que dans leurs idées. Voulez-vous réussir, don Juan : soyez toujours un drame ou un poëme, ne soyez jamais un homme à établir. Sinon, M. Dimanche lui-même, que vous railliez si bien autrefois, M. Dimanche se moquera de vous, aujourd’hui surtout que M. Dimanche est électeur, député ou ministre, et que vous, de votre côté, vous n’êtes plus gentilhomme, puisqu’il n’y en a plus. »

En d’autres termes, don Juan est à proprement parler un type littéraire et fantastique. Comme tel, il est devenu le héros de tout un cycle, et une foule de compositions plus ou moins importantes se sont groupées autour de la belle composition de Molière. Le drame, la poésie, la musique, le roman, ont exploité, imité, façonné de cent manières diverses le meurtrier du commandeur, le débiteur insolvable de M. Dimanche, le séducteur effronté de Mathurine et de Charlotte, l’impie qui bravait le ciel.

Thomas Corneille n’a point cru déroger en traduisant en vers la prose de Molière. Mozart, en s’inspirant de don Juan, a produit son chef-d’œuvre. Byron l’a transformé, tout en l’imitant, pour en faire le héros du plus éblouissant de ses poèmes. Richardson l’a transporté, sous le nom de Lovelace, dans le roman de Clarisse Harlowe ; et de notre temps même, M. Mérimée, dans les Âmes du purgatoire, nous a raconté les dernières expiations de sa vie et son orageuse pénitence.

Aux détails qu’on vient de lire, et qui résument, dans le blâme comme dans l’éloge, les points principaux de la controverse à laquelle Don Juan a donné lieu, nous ajouterons quelques passages empruntés à la piquante comparaison que M. Génin a faite entre le drame de Molière et celui du moine Tellez. D’après les justes remarques de M. Génin, ce qui domine dans la pièce de Tellez, c’est l’imagination, la foi et l’honneur religieux. On est en plein moyen âge ; c’est un moine qui parle à des croyants, et le merveilleux, qui est l’essence même de toutes les légendes, y trouve naturellement sa place, parce que le drame n’est en réalité qu’une légende ; chez Molière, au contraire, la légende disparaît pour faire place à la comédie.

Le don Juan espagnol, au milieu de tous ses désordres, n’est en réalité qu’un fanfaron d’impiété, qui trahit sa frayeur et ses remords, en s’enquérant auprès du spectre du commandeur des mystères de l’autre vie. Le don Juan français, au contraire, est un athée qui rit du ciel et de l’enfer, et qui n’est sincère que