Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/71

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en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens ; tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent[1]. Mais c’est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s’est mise en campagne après nous, et son cœur, que mon maître a su toucher trop fortement, n’a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici. Veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ? J’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.

Gusman

Et la raison encore ? Dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t’inspirer une peur d’un si mauvais augure ? Ton maître t’a-t-il ouvert son cœur là-dessus, et t’a-t-il dit qu’il eût pour nous quelque froideur qui l’ait obligé à partir ?

Sganarelle

Non pas ; mais à vue de pays, je connais à peu près le train des choses, et sans qu’il m’ait encore rien dit, je gagerais presque que l’affaire va là. Je pourrais peut-être me tromper ; mais enfin, sur de tels sujets, l’expérience m’a pu donner quelques lumières.

Gusman

Quoi ! ce départ si peu prévu serait une infidélité de don Juan ? Il pourrait faire cette injure aux chastes feux de done Elvire ?

Sganarelle

Non, c’est qu’il est jeune encore, et qu’il n’a pas le courage.

Gusman

Un homme de sa qualité ferait une action si lâche ?

  1. On sait que le tabac fut apporté en France par Nicot, ambassadeur de François II à Madrid. L’introduction de cette plante donna lieu à de très-vives discussions médicales. Elles duraient encore du temps de Molière, et il avait sans doute en vue, dans ce passage, de se moquer de ceux qui attribuaient à cette plante des vertus souveraines, et en faisaient une panacée universelle.