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ESSAIS DE MONTAIGNE.

avoir plus parfaite intelligence des choses ; mais je ne la veux pas acheter si cher qu’elle coûte. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement, ce qui me reste de vie : il n’est rien pourquoi je me veuille rompre la tête, non pas pour la science, de quelque grand prix qu’elle soit.

Je ne cherche aux livres qu’à m’y donner du plaisir par un honnête amusement : ou si j’étudie, je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre.

Les difficultés, si j’en rencontre en lisant, je n’en ronge pas mes ongles ; je les laisse là, après leur avoir fait une charge ou deux. Si je m’y plantais, je m’y perdrais, et le temps ; car j’ai un esprit primesautier[1] ; ce que je ne vois de la première charge, je le vois moins en m’y obstinant. Je ne fais rien sans gaîlé ; et la continuation et contention trop ferme éblouit mon jugement, l’attriste et le lasse. Ma vue s’y confond et s’y dissipe ; il faut que je la retire, et que je l’y remette à secousses : tout ainsi que pour juger du lustre de l’écarlate on nous ordonne de passer les yeux par-dessus, en la parcourant à diverses vues, soudaines reprises, et réitérées. Si ce livre me fâche, j’en prends un autre ; et ne m’y adonne qu’aux heures où l’ennui de rien faire commence à me saisir. Je ne me prends guère aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus raides : ni aux grecs, parce que mon jugement ne sait pas faire ses besognes d’une puérile et apprentive intelligence.

Je dis librement mon avis de toutes choses, voire et

  1. Qui fait ses efforts de prime saut, a primo saltu.