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LETTRES PERSANES.


qui fait perdre la raison, je ne condamne pas de même ces boissons qui l’égayent. [1] C’est la sagesse des Orientaux, de chercher des remèdes contre la tristesse, avec autant de soin que contre les maladies les plus dangereuses. Lorsqu’il arrive quelque malheur à un Européen, il n’a d’autre ressource que la lecture d’un philosophe, qu’on appelle Sénèque ; mais les Asiatiques, plus sensés qu’eux, et meilleurs physiciens [2] en cela, prennent des breuvages capables de rendre l’homme gai, et de charmer le souvenir de ses peines.

Il n’y a rien de si affligeant que les consolations tirées de la nécessité du mal, de l’inutilité des remèdes, de la fatalité du destin, de l’ordre de la Providence, et du malheur de la condition humaine. C’est se moquer, de vouloir adoucir un mal, par la considération que l’on est né misérable ; il vaut bien mieux enlever l’esprit hors de ses réflexions, et traiter l’homme comme sensible, au lieu de le traiter comme raisonnable.

L’âme, unie avec le corps, en est sans cesse tyrannisée. Si le mouvement du sang est trop lent, si les esprits ne sont pas assez épurés, s’ils ne sont pas en quantité suffisante, nous tombons dans l’accablement et dans la tristesse ; mais, si nous prenons des breuvages qui puissent changer cette disposition de notre corps, notre âme redevient capable de recevoir des impressions qui l’égayent, et elle sent un plaisir secret de voir sa machine reprendre, pour ainsi dire, son mouvement et sa vie.

De Paris, le 25 de la lune de zilcadé, 1713.

  1. Le café.
  2. Physicien est pris ici dans le sens de médecin, sens qu’il a gardé en anglais.