Page:Montesquieu - Pensées et Fragments inédits, t1, 1899.djvu/421

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Stoïciens disoient que le Sage n’aimoit personne. Ils portoient le raisonnement trop loin. Je crois, cependant, qu’il est vrai que, si les hommes étoient parfaitement vertueux, ils n’auroient point d’amis.

Nous ne pouvons nous attacher à tous nos conci- 5 toyens. Nous en choisissons un petit nombre, auquel nous nous bornons. Nous passons une espèce de contrat pour notre utilité commune, qui n’est qu’un retranchement de celui que nous avons passé avec la société entière, et semble même, en un certain sens, lui être préjudiciable. 10

En effet, un homme véritablement vertueux devroit être porté à seçourir l’homme le plus inconnu comme son ami propre ; il a, dans son cœur, un engagement qui n’a besoin d’être confirmé par des paroles, des serments, ni des témoignages exté- i5 rieurs, et le borner à un certain nombre d’amis, c’est détourner son cœur de tous les autres hommes ; c’est le séparer du tronc et l’attacher aux branches.

Si cela est ainsi, que peut-on dire de ces âmes lâches qui trahissent même jusqu’à cet engagement 20 qui n’a été établi que pour secourir l’imperfection de notre nature ?

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^ L’amitié étoit proprement la vertu des Romains ; en en trouve des traits dans l’histoire de leurs siècles les plus corrompus : jamais plus héros que lorsqu’ils 25 furent amis1.

La constitution de l’État étoit telle que chacun étoit porté à se faire des amis. Les besoins éternels

1. Voyez jusqu’où Lucilius porta l’amitié pour Brutus et Antoine (Saint-Réal, 29o).