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PREMIÈRES POÉSIES.

               JUANA
                Dieu ! vrai Dieu ! quelle folie étrange
Vous a frappé l’esprit, mon bien-aimé ! mon ange !
C’est moi, c’est ta Juana. — Tu ne le connais pas,
Ce nom qu’hier encor tu disais dans mes bras ?
Et nos serments, Paez, nos amours infinies !
Nos nuits, nos belles nuits ! nos belles insomnies !
Et nos larmes, nos cris dans nos fureurs perdus !
Ah ! mille fois malheur, il ne s’en souvient plus !

Et comme elle parlait ainsi, sa main ardente
Du jeune homme au hasard saisit la main pendante.
Vous l’eussiez vu soudain pâlir et reculer,
Comme un enfant transi qui vient de se brûler.
"Juana, murmura-t-il, tu l’as voulu ! " Sa bouche
N’en put dire plus long, car déjà sur la couche
Ils se tordaient tous deux, et sous les baisers nus
Se brisaient les sanglots du fond du cœur venus.
Oh ! comme, ensevelis dans leur amour profonde,
Ils oubliaient le jour, et la vie, et le monde !
C’est ainsi qu’un nocher, sur les flots écumeux,
Prend l’oubli de la terre à regarder les cieux !

Mais, silence ! écoutez. — Sur leur sein qui se froisse,
Pourquoi ce sombre éclair, avec ces cris d’angoisse ?
Tout se tait. — Qui les trouble, ou qui les a surpris ?
— Pourquoi donc cet éclair, et pourquoi donc ces cris ?
— Qui le saura jamais ? — Sous une nue obscure
La lune a dérobé sa clarté faible et pure. -
Nul flambeau, nul témoin que la profonde nuit