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LE VOYAGEUR ET SON OMBRE

aujourd’hui la fête des petits animaux, le jour le plus accablant de l’année : voyez comme tout cela grouille et rampe autour de nous, et, sans le faire exprès, mais aussi sans y prendre garde, nous écrasons tantôt par ici, tantôt par là un petit ver ou un petit insecte empenné. — Quand les animaux nous portent préjudice nous aspirons par tous les moyens à leur destruction. Et ces moyens sont souvent bien cruels, sans que ce soit là notre intention : c’est la cruauté de l’irréflexion. Si, par contre, ils sont utiles, nous les exploitons : jusqu’à ce qu’une raison plus subtile nous enseigne que chez certains animaux nous pouvons tirer bénéfice d’un autre traitement, c’est-à-dire des soins et de l’élevage. C’est alors seulement que naît la responsabilité. À l’égard des animaux on évite les traitements barbares ; un homme se révolte lorsqu’il voit quelqu’un se montrer impitoyable envers sa vache, en conformité absolue avec la morale de la communauté primitive qui voit l’utilité générale en danger dès qu’un individu commet une faute. Celui qui, dans la communauté, s’aperçoit d’un délit craint pour lui le dommage indirect : et nous craignons pour la qualité de la viande, la culture de la terre, les moyens de communication lorsque nous voyons maltraiter les animaux. De plus, celui qui est brutal envers les animaux éveille le soupçon qu’il est également brutal vis-à-vis des faibles, des hommes inférieurs et incapables de vengeance ; il passe pour manquer de noblesse et de fierté délicate. C’est ainsi que se forme un commencement de jugement et de sens moral : la superstition y ajoute la meil-