Page:Nietzsche - Humain, trop humain (2ème partie).djvu/345

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
345
LE VOYAGEUR ET SON OMBRE

tous les défauts de ma nature, et découvrir devant tous les yeux mes entraînements, mes contradictions et mes sottises. Ne m’écoutez pas, leur dirai-je, avant que je ne sois devenu pareil au moindre parmi vous et encore plus petit que lui ; hérissez-vous contre la vérité tant que vous pouvez, à cause du dégoût que vous cause son défenseur. Je serai votre séducteur et votre imposteur si vous percevez encore chez moi le moindre éclat de considération et de dignité. — L’Ancien : Tu promets trop ; tu ne pourras pas porter ce fardeau. — Pyrrhon : Je dirai donc encore aux hommes que je suis trop faible et que je ne puis pas tenir ce que j’ai promis. Plus grande sera mon indignité, plus ils se méfieront de la vérité lorsqu’elle sortira de ma bouche. — L’Ancien : Veux-tu donc enseigner la méfiance de la vérité ? — Pyrrhon : Une méfiance telle qu’elle n’a jamais existé dans le monde, la méfiance à l’égard de tout et de tous. C’est là le seul chemin qui mène à la vérité. L’œil droit ne doit pas se fier à l’œil gauche et il faudra que, pendant un temps, la lumière s’appelle obscurité : c’est là le chemin qu’il vous faut suivre. Ne croyez pas qu’il vous mènera à des arbres fruitiers et auprès de saules admirables. Vous trouverez sur ce chemin de petits grains durs — ce sont les vérités : pendant des années il vous faudra avaler des mensonges par brassées pour ne pas mourir de faim : quoique vous sachiez que ce sont des mensonges. Mais ces petits grains seront semés et enfouis dans la terre et peut-être la moisson viendra-t-elle un jour : personne n’a le droit de la promettre, à moins d’être un fanatique.