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LE VOYAGEUR ET SON OMBRE

suscité a-t-il agi sur les peuples voisins plus faibles ? On peut le constater surtout en Allemagne : car là, par suite d’un nouvel élan tout à fait extraordinaire vers un but sérieux et grand, dans la volonté et la domination de soi, on a fini par se mettre en extase devant sa propre vertu et par jeter dans le monde l’idée de « vertu allemande », comme s’il ne pouvait rien exister de plus original et de plus personnel que celle-ci. Les premiers grands hommes qui adoptèrent cette impulsion française vers des idées de noblesse et de conscience dans la volonté morale étaient animés d’une plus grande loyauté et n’oublièrent pas la reconnaissance. Le moralisme de Kant — d’où vient-il ? Kant ne cesse pas de le faire entendre : de Rousseau et de la Rome stoïque ressuscitée. Le moralisme de Schiller : même source et même glorification de la source. Le moralisme de Beethoven dans la musique : c’est l’éternelle louange de Rousseau, des Français antiques et de Schiller. Mais plus tard ce fut le « jeune homme allemand » qui oublia la reconnaissance ; car, durant les années qui s’étaient écoulées, on avait prêté l’oreille aux prédicateurs de la haine anti-française : et ce jeune homme allemand se fit remarquer pendant un certain temps par plus de conscience que l’on n’en croit permise chez d’autres jeunes gens. Lorsqu’il voulait rechercher ses pères intellectuels, il avait le droit de songer à ses compatriotes, à Schiller, à Fichte et à Schleiermacher : mais il aurait dû chercher ses grands-pères à Paris et à Genève, et il fallait avoir la vue bien courte pour croire, comme lui, que la vertu n’était pas âgée de