Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/90

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’un bonheur d’après-midi, chaque fois que je lis ou entends quelque chose de lui ; — je vois son œil errer sur de vastes mers blanchâtres, sur des falaises où repose le soleil, tandis que de grands et de petits animaux s’éjouent sous ses rayons, sûrs et tranquilles comme cette clarté et ces yeux mêmes. Un pareil bonheur n’a pu être inventé que par quelqu’un qui souffrait sans cesse, c’est le bonheur d’un œil qui a vu s’apaiser sous son regard la mer de l’existence, et qui maintenant ne peut pas se lasser de regarder la surface de cette mer, son épiderme multicolore, tendre et frissonnant : il n’y eut jamais auparavant pareille modestie de la volupté.

46.

Notre étonnement. — Il y a un bonheur profond et radical dans le fait que la science découvre des choses qui tiennent bon et qui sont la cause de découvertes toujours nouvelles : — car, certes ! il pourrait en être autrement. Nous sommes si intimement persuadés de l’incertitude et de la fantaisie de nos jugements et de l’éternelle transformation des lois et des idées humaines que notre étonnement est grand de voir combien les résultats de la science tiennent bon ! Autrefois on ne savait rien de cette instabilité de toutes choses humaines, la moralité des mœurs maintenait la croyance que toute la vie intérieure de l’homme était fixée avec d’éternels crampons à la nécessité d’airain : — peut-être éprouvait-on alors une semblable volupté