Page:Nordau - Vus du dehors, 1903, trad. Dietrich.djvu/198

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sommes rivés au même boulet, nous devons le traîner à travers l'existence ». Et tandis qu’ils restent à sangloter avec désespoir, le rideau tombe. Comment s’explique le grand succès de cette pièce ? Tout d’abord, je crois, par les qualités littéraires du dialogue, par "l'écriture", comme on dit à Paris. Car, dans la maison de Molière, le public a le sens du style, au rebours de ce qui se passe chez nous en Allemagne, où la nouvelle critique honnit simplement l’auteur qui fait parler convenablement ses personnages, et n’accepte comme « vrais » et « modernes » que le jargon des faubourgs sentant le schnick, ou les phrases hachées et antisyntaxiques des balbutieurs sans langue. On n’y a pas le droit d’exprimer sur la scène une pensée un peu haute en langage un peu choisi, d’y développer une argumentation un peu abondante, d’y déployer une éloquence un peu sonore. En revanche, on y permet au drame en vers tous les galimatias grandiloquents qui constituent pour cette même critique une « poésie profonde et crépusculaire ». Mais en dehors du bon style, la pièce de M. Paul ervieu a encore autre chose pour elle. Michel Davernier, le jeune homme qui surgit au bon moment, de pâleur intéressante, poitrinaire, à la conversation énigmatiquement absconse, aimant passionnément et sans espoir, est un frère cadet d’Antony, que le public revoit avec plaisir. Il s’adapte harmonieusement à la mode du jour, qui, on le sait, est sévèrement « 1830 ». Dames en manches à pouf et à coiffures en bandeaux, messieurs à hautes cravates et à redingotes à longues basques, enthousiasme réchauffé pour Lamartine et même pour Mme Desbordes-Valmore, — avec tout cela s’accorde au théâtre « le jeune homme fatal et ténébreux » du premier romantisme français. Enfin M. Paul Hervieu a joué des cymbales et des trompettes irrésistibles de l’amour maternel combattant pour la vie de l’enfant, et le public marche toujours au son de cette musique comme à celui d’une