Page:Palante - La Sensibilité individualiste, Alcan, 1909.djvu/56

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condition que celle d’un être qui est capable de se dédoubler en acteur et en spectateur dans le drame de la vie, qui s’élance vers les hauteurs de l’idéal pour retomber l’instant d’après dans les servitudes et les petitesses de la vie réelle ? Ce sont ces « contrariétés » de notre nature qui avaient conduit Pascal à installer un ironisme transcendant au cœur de la philosophie. Amiel voit aussi dans ce dédoublement, dans cette Doppelgängerei, une source d’ironie. « Mon privilège, dit-il, c’est d’assister au drame de ma vie, d’avoir conscience de la tragi-comédie de ma propre destinée, et plus que cela d’avoir le secret du tragi-comique, c’est-à-dire de ne pouvoir prendre mes illusions au sérieux, de me voir pour ainsi dire de la salle sur la scène, d’outre-tombe dans l’existence, et de devoir feindre un intérêt particulier pour mon rôle individuel, tandis que je vis dans la confidence du poète qui se joue de tous ces agents si importants, et qui sait tout ce qu’ils ne savent pas. C’est une position bizarre, et qui devient cruelle quand la douleur m’oblige à rentrer dans mon petit rôle, auquel elle me lie authentiquement et m’avertit que je m’émancipe trop en me croyant, après mes causeries avec le poète, dispensé de reprendre mon modeste emploi de valet dans la pièce. — Shakespeare a dû éprouver souvent ce sentiment, et Hamlet, je crois, doit l’exprimer quelque part. C’est une Doppelgängerei tout allemande et qui explique le dégoût de la vie réelle et la répugnance pour la vie publique si communs aux penseurs de la Ger-