Page:Pascal - Oeuvres complètes, II.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
SUR LA CONVERSION DES PÉCHEURS

instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s’écoule à tout moment, et qu’enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avait mis son espérance. De sorte qu’elle comprend parfaitement que son cœur ne s’étant attaché qu’à des choses fragiles et vaines, son âme se doit trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie, puisqu’elle n’a pas eu soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût la soutenir et durant et après cette vie.

De là vient qu’elle commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis ; les biens, la pauvreté ; la disgrâce, la prospérité ; l’honneur, l’ignominie ; l’estime, le mépris ; l’autorité, l’indigence ; la santé, la maladie et la vie même. Enfin tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le dessein de cette âme qui recherche sérieusement à l’établir dans une félicité aussi durable qu’elle-même.

Elle commence à s’étonner de l’aveuglement où elle a vécu ; et quand elle considère d’une part le long temps qu’elle a vécu sans faire ces réflexions et le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l’autre combien il est constant que l’âme, étant immortelle comme elle est, ne peut trouver sa félicité parmi des choses périssables, et qui lui seront ôtées au moins à la mort, elle entre dans une sainte confusion et dans un étonnement qui lui porte un trouble bien salutaire. Car elle considère que quelque grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et quelque autorité que puisse avoir cette multitude d’exemples de ceux qui posent leur félicité au monde, il est constant néanmoins que quand les choses du monde auraient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre infini d’expériences si funestes et si continuelles, il est inévitable que la perte de ces choses, ou que la mort enfin nous en prive, de sorte que l’âme s’étant amassé des trésors de biens temporels de quelque nature qu’ils soient, soit or, soit science, soit réputation, c’est une nécessité indispensable qu’elle se trouve dénuée de tous ces objets de sa félicité ; et qu’ainsi, s’ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n’auront pas de quoi la satisfaire toujours ; et que si c’est se procurer un bonheur véritable, ce n’est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu’il doit être borné avec le cours de cette vie. De sorte que par une sainte humilité, que Dieu relève au-dessus de la superbe, elle commence à s’élever au-dessus du commun des hommes ; elle condamne leur conduite, elle déteste leurs maximes, elle pleure leur aveuglement, elle se porte à la recherche du véritable bien : elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualités, l’une qu’il dure autant qu’elle, et qu’il ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l’autre qu’il n’y ait rien de plus aimable.

Elle voit que dans l’amour qu’elle a eu pour le monde elle trouvait en lui cette seconde qualité dans son aveuglement, car elle ne reconnaissait rien de plus aimable ; mais comme elle n’y voit pas la première, elle connaît que ce n’est pas le souverain bien. Elle le cherche donc ailleurs, et connaissant par une lumière toute pure qu’il n’est point dans