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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

qui nous vient des hommes à cause de leur parenté avec nous, ou parfois en avoir pitié à cause de leur ignorance du bien ou du mal ; ce n’est pas, en effet, une moindre infirmité que celle qui nous empêche de distinguer le blanc et le noir[1].

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Quand même tu devrais vivre trois [fois] mille ans ; et autant de fois dix mille, rappelle-toi cependant ceci : personne ne perd que le moment de vie qu’il est en train de vivre, et n’en vit un autre que celui qu’il perd. L’existence la plus longue en est donc au même point que la plus courte. Le présent est égal pour tous, donc le moment qui passe est égal pour tous[2], et par suite ce que nous perdons nous apparaît comme imperceptible. Nul ne peut, en effet, perdre ni le passé ni l’avenir ; qui lui enlèverait ce qu’il ne possède pas ? Rappelle-toi donc ces deux points : d’abord, les choses, de toute éternité, sont pareilles et tournent dans le même cercle. Qu’importe donc de voir les mêmes choses pendant cent ans ou deux cents, ou pendant un temps infini ? En second lieu, l’homme qui jouit de la plus grande longévité et celui qui est condamné à la mort la plus prompte perdent une durée égale. Le moment présent est le seul, en effet, dont l’un et l’autre puissent être

    un véritable abus de langage qu’un Stoïcien nous recommande la pratique de l’ἀρετή : cette pratique n’est qu’une tentative, ou cette ἀρετὴ n’est qu’un à peu près ; c’est, si l’on veut, notre « vertu ». Mais quand on parle du sage ou des dieux, comme ici, le mot doit être entendu à la lettre ; je m’en suis rapporté à la définition qu’en donne Cicéron dans les Tusculanes (IV, 15, 34) : ipsa virtus brevissime recta ratio dici potest, — et à l’attestation du Pseudo-Plutarque (v. Hom. 134) : οί μὲν οὕν Στωἵκοὶ τὴν ἀρετὴν τίθενται ἐν τᾔ ἀπαθείᾳ. La « haute sagesse » est la conformité avec la raison ; si distincte qu’elle soit de la dureté ou de l’indifférence, elle n’implique pas un mouvement du cœur : telle sera la vertu des Dieux.]

  1. Admirable pensée, mais dans laquelle le Stoïcien s’excepte des autres hommes et s’attribue la connaissance du bien et du mal que les autres n’ont pas.
  2. [Couat : « bien que le passé ne le soit pas, » et, en note : « J’ai adopté la leçon vulgaire : εἰ καὶ τὸ ἀπολλύμενον οὐκ ἵσον, au lieu de καὶ τὸ ἀπολλύμενον οὕν ἵσον, adopté par Gataker et par Stich. Et manque dans les manuscrits A et D, mais ils donnent οὐκ que Gataker change en οὕν. Le sens qu’il propose par ce changement : « le passé est égal aussi, » est moins clair que celui de la leçon courante. Le raisonnement est celui-ci : « Le passé a beau être long, il n’en est pas moins imperceptible, car nous ne perdons ni le passé ni l’avenir, nous ne perdons que le présent ; le passé est donc comme s’il n’existait pas. » — La leçon vulgaire semble inadmissible : après εἰ καὶ, la négation est μὴ, et non οὐκ (Koch-Rouff, Grammaire grecque, § 116). La traduction de τὸ ἀπολλύμενον, qui est un participe présent, par : « le passé » est aussi très contestable. J’ai donc cru pouvoir adopter la correction de Galaker.]