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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

ne faut pas cependant s’attacher à l’opinion de tout le monde, mais seulement à l’opinion de ceux qui vivent conformément à la nature. Quant à ceux qui ne vivent pas ainsi, il n’oublie jamais ce qu’ils sont chez eux et au dehors, pendant la nuit et pendant le jour, ce qu’ils valent et dans quelle compagnie ils se souillent. Il ne tient donc aucun compte des louanges de tels hommes qui ne réussissent même pas à être contents d’eux-mêmes.

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N’agis jamais à contre-cœur, ni en égoïste, ni avec légèreté, ni avec distraction[1] ; n’enjolive ta pensée d’aucun ornement, sois sobre de paroles et d’actes. Que la divinité qui est en toi ait à gouverner un être viril, mûri par l’âge, dévoué à la cité, un Romain[2], un empereur, qui s’est discipliné lui-même, comme s’il attendait le signal qui le rappellera de la vie sans déchirement, sans qu’il demande de serments à personne, sans qu’il ait besoin d’un témoin[3]. Il

  1. [Var. : « sous l’empire de la passion. »]
  2. [C’est la seconde fois (cf. II, 5) que Marc-Aurèle se fait gloire d’être Romain, et, à ce titre, s’excite à la vertu. « La tradition romaine, écrit Renan (Marc-Aurèle et la fin du monde antique, p. 54), fut un dogme pour lui. » Il eut « les préjugés du patriote » et porta à « l’excès… l’esprit conservateur ». C’est comme Romain, par exemple, qu’il fit ou laissa poursuivre les chrétiens ; comme Romain et comme sage, qu’il les avait déjà condamnés dans sa conscience. Si la fin de cette phrase loue, comme il nous a semblé, les morts discrètes et silencieuses, elle censure du même coup non seulement la dernière heure du lâche qu’il faut rassurer et celle de Sénèque qui fait des discours, mais aussi l’obstination (παράταξιν : XI, 3) et la frénésie des martyrs. Rapprochez de cette pensée celle (XI, 3) où Marc-Aurèle nomme et juge les chrétiens : vous y trouverez la même idée et des expressions synonymes. Ici : ἀνεξέταστος, εὔλυτος, φαιδρόν, μήτε μάρτυρος δεόμενος, « sans légèreté, sans déchirement, l’âme sereine, sans avoir besoin d’un témoin ; » — là : λελογισμένως, ἔτοιμος, σεμνῶς, ἀτραγῴδως, « après réflexion, être prêt, avec gravité, sans étalage tragique. »]
  3. [Ce passage est interprété de plus d’une manière, et l’on ne peut affirmer qu’aucune soit la bonne. — Couat : « sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucun serment ni à aucun témoin. » C’est peut-être la traduction exacte du texte grec. Mais qu’ont voulu dire Marc-Aurèle, puis M. Couat ? — Var : « sans qu’il soit nécessaire de prendre les dieux ni les hommes à témoin. » On voudrait, si claire est cette phrase et si naturelle la suite du sens, que le mot ὄρκος (serment) admit l’interprétation du traducteur. L’homme qui se lie par serment et l’agonisant qui s’écrie : « Ô Dieux ! » prennent tous deux le ciel à témoin ; mais un serment n’est pas une supplication. — Pierron, qui traduit fidèlement ὄρκου (sois « un homme prêt à quitter sans regret la vie, et dont la parole n’a besoin ni de l’appui d’un serment ni du témoignage de personne »), et M. Michaut, dont la phrase ambiguë paraît exprimer le même sens que celle de Pierron, introduisent dans la suite des conseils que se donne Marc-Aurèle une idée imprévue, qui reste isolée, et ne s’aperçoivent pas que l’asyndète de la phrase (où est la copule — καὶ ou δὲ — que Pierron traduit par et ?) rend plus intolérable encore l’asyndète du sens. — Barthélemy-Saint-Hilaire prétend faire sortir la métaphore