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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

mune ; si cela est vrai, la raison qui nous prescrit ce qu’il faut faire ou ne pas faire nous est commune ; si cela est vrai, la loi nous est commune ; si cela est vrai, nous sommes concitoyens ; si cela est vrai, nous sommes membres d’un même État ; si cela est vrai, le monde est comme une cité. De quel autre État, en effet, dira-t-on que la race humaine tout entière fait partie ? C’est de là, de cette cité commune que nous tenons l’intelligence [elle-même], la raison et la loi ; car d’où nous viendraient-elles ? De même qu’en moi ce qui est terrestre est une partie [détachée] d’une certaine terre, que ce qui est humide appartient à un autre élément, que ce qui est souffle, chaleur et feu émane d’une source spéciale[1] (car rien ne sort de rien ni ne disparaît dans le néant[2]), de même mon intelligence vient de quelque part[3].

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La mort est, comme la naissance, un mystère de la nature ; l’une se fait par la combinaison des mêmes éléments dont

    et lex, quae est recta ratio in jubendo et vetando. Marc-Aurèle, on le voit, a supprimé ici l’un des membres du sorite : il ne nomme pas la raison droite.]

  1. [Marc-Aurèle semble négliger ici les ἀλλοιώσεις qui transforment les corps des animaux morts en sang vivant et même (infra IV, 21) en air et en feu. Il fait de même lorsqu’il s’approprie (infra VII, 50) les vers du Chrysippe d’Euripide : on dirait qu’entre la naissance et la mort il a oublié la vie.

    En réalité, cette objection ne porterait guère que sur les expressions employées : encore Marc-Aurèle a-t-il indiqué à l’avance dans quel sens il les prenait. Les mots « vient » et « source » — qui traduisent d’ailleurs exactement le grec ἥκει et πηγῆς — marquent ici moins la filiation que l’appartenance. Notre âme dérive de l’âme du monde en ce sens surtout qu’elle en fait partie. C’est une façon de parler panthéiste. Au milieu de la pensée, le rapprochement des mots μετέχειν et ἐκεῖθεν qui en éclaire toute la fin ; dans la dernière phrase, l’équivalence non moins significative d’ἀπομεμέρισται et d’ἤκει ποθὲν ne sauraient nous étonner davantage que le début d’une des pensées suivantes (IV, 14) : « Tu es né partie du tout : tu disparaîtras dans l’être qui t’a engendré. »

    Au reste, cette dernière expression et ici même les mots ἤκει et πηγῆς sont vrais à la lettre, si je me considère non dans mon état présent, mais dans mes origines les plus lointaines. En remontant, suivant le conseil d’Épictète (Diss. I, 9, 4), du père à l’aïeul, de l’aïeul au bisaïeul, et ainsi jusqu’au premier ancêtre et jusqu’à la raison séminale d’où il est issu, j’atteins la raison universelle et la première terre et le premier souffle de feu. De chacun de ces éléments primordiaux quelque chose a passé en moi sans changer, si l’hérédité des traits, du geste, de la santé, de l’intelligence n’est point un mythe ; et de ce que j’ai reçu à ma naissance quelque chose aussi dure en moi jusqu’à ma mort, qui me permet de me définir : c’est ma ποιότης (IV, 14, en note). Si peu que soit cette ποιότης, au milieu de toute ma matière qui s’écoule, même la matière de mon âme, c’est elle seule en moi qui est moi… Marc-Aurèle a cru pouvoir ici négliger le reste.]

  2. [Conjecture de Nauck.]
  3. [Terre, eau, air, feu, voilà, pour la physique antique, les quatre éléments. Ici,