Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/69

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
65
PENSÉES DE MARC-AURÈLE

représentations laissent intacte la raison qui voit clair en elles[1].

    (cf. infra V, 13, et la dernière note) et de revivre la même vie au retour du même moment dans une autre « grande année », ont parfois douté de l’immortalité personnelle ; et nous avons (cf. la 1re note) lu dans Stobée, citant Jamblique (Ecl., I, 922), que Cornutus ne l’admettait pas.]

  1. [Couat : « Ne pas se laisser étourdir ; mais, à propos de tout désir, faire ce qui est juste, et, à propos de toute idée, conserver la netteté de (ou réserver ?) son jugement. » — Pour le sens d’ὁρμὴ et de φαντασία, que M. Couat traduit respectivement par « désir » et par « idée », cf. supra III, 16, 3e et 5e notes. Ces deux noms ou leurs équivalents (soit les verbes qui en dérivent, soit des périphrases qui les rappellent : φαντάζεσθαι, ὀρμᾶν, τυποῦσθαι φανταστικῶς, νευροσπαστεὶσθαι όρμητικῶς) sont souvent réunis dans les Pensées et opposés à l’un des mots νοῦς ou ήγεμονικόν (III, 1, 6, 16 ; VI, 16 ; IX, 7). Cette opposition ne met d’ailleurs point en question l’unité de l’âme (cf. infra VI, 8, et la note) ; elle n’implique même pas la distinction en celle-ci de trois pouvoirs différents. Les Stoïciens, nous dit Origène (Contre Celse, V, 47), « n’admettaient pas la division de l’âme en trois parties, » et Diogène (VII, 86) et Galien (Hippocrate et Platon, V, 4, 476) confirment et précisent ce témoignage, lorsqu’ils nous rapportent, l’un que le principe directeur est, au dire des Stoïciens, « l’artisan de nos tendances, » l’autre que, « pour Chrysippe, la passion ne relève pas d’une faculté autre que la raison ; que, par suite, les animaux dépourvus de raison ne sont pas capables de passions. » C’est encore la doctrine que professe Marc-Aurèle lui-même, puisque, ayant constamment comparé les mouvements de l’instinct et du désir au jeu des marionnettes (voir à l’Index de Stich les mots νευροσπαστεῖν et νευροσπαστία), il observe (X, 38) que c’est en nous la raison qui tient les ficelles. Ce que dans l’école on appelle le principe directeur des jugements, des mouvements et, en général, de toutes les opérations de l’âme en est donc aussi (Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 198 sqq.) le principe créateur ; c’est en lui que les représentations s’impriment, la sensation elle-même (infra V, 26, avant-dernière note) restant, au moins pour Marc-Aurèle, hors de l’âme ; et, de même que le monde est parfois nommé Dieu, dans le même sens le principe directeur ou créateur de l’âme, c’est toute l’âme. Le mot « âme » pourrait, en effet, traduire très suffisamment le terme grec ἡγεμονικὸν en plus d’un passage des Pensées : par exemple, dans ceux où ce terme est précédé de ἐν ou de εὶς (III, 9 ; ὑπόληψις τῷ ἡγεμονικῷ… ἐγγένηται ; — VIII, 61, et IX, 18 : δίελθε ἔσω εἰς τὰ ἡγεμονικὰ αὐτῶν ; — IV, 39, début), et dans ceux qui nous comparent au monde (IX, 22).

    Dans la présente pensée, ce n’est pas cependant le terme ordinaire ἡγεμονικὸν que Marc-Aurèle oppose à ὁρμὴ et à φαντασία. C’est un neutre, qu’on ne rencontre nulle part ailleurs dans les Pensées : τὸ καταληπτικόν, — mais qu’on reconnaît de prime abord à sa désinence (cf. III, 9 : ὑποληπτικὴ δύναμις, et en quarante passages ἡγεμονικὸν lui-même) comme désignant un pouvoir de l’âme. D’après ce qui précède, il semble assez naturel de voir en ἡγεμονικὸν et καταληπτικὸν deux termes à peu près synonymes, ou du moins de considérer le second comme limitant et précisant le sens du premier. Ce que Marc-Aurèle appelle ici τὸ καταληπτικόν, ce sera le principe dirigeant, en tant qu’ayant donné son assentiment (συγκατάθεσις) aux représentations (φαντασίαι), il fait d’elles des καταλήψεις. — La traduction que j’en propose rappelle les principaux caractères du principe dirigeant et de la καταληψις : celui-là surtout raisonnable (IX, 22, 2e note), — celle-ci non seulement véridique, mais assurée de ne se point tromper (supra, p. 17, note 2 ; Zeller, Phil der Gr., III3, p. 82).

    Il y a d’autres noms, inusités d’ailleurs dans les Pensées : διανοητικὸν et λογιστικόν, qui, chez les Stoïciens, désignent aussi ou définissent le principe directeur ; ils sont cités par Zeller (p. 198). Dans les Pensées, le mot προαιρετικὸν (VIII, 56) pourrait compléter cette liste. Ce fait encore me semble autoriser mon interprétation, qui est aussi celle de Barthélemy-Saint-Hilaire et à peu près celle de Couat : car le « jugement » est, en somme, un acte de la raison. Quant à Pierron et à M. Michaut, qui traduisent σῴζειν τὸ καταληπτικὸν par « s’attacher à l’intelligible », comme ils ont traduit ποιεῖν τὸ δίκαιον par « se proposer le juste », je crains qu’ils n’aient accordé à la symétrie des deux propositions de la dernière phrase une signification qu’elle n’avait pas, et qui, dans leur esprit, a dû prévaloir contre celle des mots.]