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Mais hâtons-nous de dire que c’est l’histoire qui a donné au traité cette signification et non pas ses négociateurs. Ceux-ci voulurent tout simplement faire trois parts égales. Le point de vue auquel il se placèrent leur fut imposé par la constitution économique du temps. La société était purement agricole ; le commerce n’existait pas ; il n’y avait plus de villes. Dès lors, on ne pouvait chercher qu’à donner à chaque co-partageant, une région de revenu à peu près égal, et on n’avait à tenir compte ni des voies de communications, ni de l’étendue des côtes, ni de toutes ces considérations qui eussent rendu le découpage de l’Europe, tel qu’il y fut procédé alors, impossible, s’il avait eu lieu seulement plus tard. Tout le destin dépendit de la part à donner à Lothaire, l’aîné et le titulaire du titre impérial qui lui conférait à l’égard de ses frères une primauté tout au moins morale. Il devait évidemment avoir la part centrale. Elle fut constituée par l’Italie puis, en gros, à l’est par le cours du Rhin, à l’ouest par celui du Rhône et de la Saône, de la Meuse, puis par une ligne allant de Mézières à Valenciennes, et enfin par le cours de l’Escaut.

Cette part centrale étant constituée, le reste alla à ses frères : Charles le Chauve eut tout ce qui était à l’ouest jusqu’à la mer ; Louis tout ce qui était à l’est jusqu’aux confins des marches dressées contre les Slaves. C’est le hasard qui a voulu que la part de Louis fût purement composée de peuples germaniques et celle de Charles, de peuples presque entièrement romains. Mais il suffit de considérer le lot de Lothaire pour voir combien peu les différences nationales furent prises en considération. Il est constitué aussi complètement qu’il est possible à rebours des conditions géographiques et ethnographiques. Coupé par les Alpes et par le Jura, il comprend, du nord au sud, des Frisons, des Flamands, des Wallons, des Allemands, des Provençaux et des Italiens. On ne s’est évidemment pas plus inquiété des populations que les États modernes ne s’occupent des tribus nègres quand ils se partagent l’Afrique. Et c’était très bien ainsi : personne ne pouvait se plaindre, puisque les peuples ne sentaient que le gouvernement de l’aristocratie et que partout l’aristocratie était locale. Il n’existait pas de nations au ixe siècle. Il n’existait que la chrétienté. On pouvait découper l’Europe en État comme en diocèses sans que personne en souffrît. C’était une répartition pour la dynastie, qui passait par dessus les peuples et ne gênait personne. Le Traité de Verdun s’adapte donc parfaitement à une Europe dans laquelle la poli-