Page:Poe - Nouvelles Histoires extraordinaires.djvu/133

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sa situation morale. Il était dominé par certaines impressions superstitieuses relatives au manoir qu’il habitait, et d’où il n’avait pas osé sortir depuis plusieurs années, — relatives à une influence dont il traduisait la force supposée en des termes trop ténébreux pour être rapportés ici, — une influence que quelques particularités dans la forme même et dans la matière du manoir héréditaire avaient, par l’usage de la souffrance, disait-il, imprimée sur son esprit, — un effet que le physique des murs gris, des tourelles et de l’étang noirâtre où se mirait tout le bâtiment, avait à la longue créé sur le moral de son existence.

Il admettait toutefois, mais non sans hésitation, qu’une bonne part de la mélancolie singulière dont il était affligé pouvait être attribuée à une origine plus naturelle et beaucoup plus positive, — à la maladie cruelle et déjà ancienne, — enfin, à la mort évidemment prochaine d’une sœur tendrement aimée, — sa seule société depuis de longues années, — sa dernière et sa seule parente sur la terre.

« Sa mort, — dit-il avec une amertume que je n’oublierai jamais, — me laissera moi, le frêle et le désespéré, dernier de l’antique race des Usher. »

Pendant qu’il parlait, lady Madeline, — c’est ainsi qu’elle se nommait, — passa lentement dans une partie reculée de la chambre, et disparut sans avoir pris garde à ma présence. Je la regardai avec un immense étonnement, où se mêlait quelque terreur ; mais il me sembla impossible de me rendre compte de mes sentiments. Une sensation de stupeur m’oppressait, pendant que mes yeux suivaient ses pas qui s’éloignaient. Lorsque enfin une porte se fut fermée sur elle, mon regard chercha instinctivement et curieusement la physionomie de son frère ; mais il avait plongé sa face dans ses mains, et je pus voir seulement qu’une pâleur plus qu’ordinaire s’était répandue sur les doigts amaigris, à travers lesquels filtrait une pluie de larmes passionnées.