Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/120

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rencontres fortuites de la vérité, qui sont somme toute assez rares, mais qui suffisent après coup à donner un certain fondement à la théorie des pressentiments si on prend soin d’oublier toutes les erreurs qui l’infirmeraient. Elstir ne me répondit pas. C’était bien un portrait d’Odette de Crécy. Elle n’avait pas voulu le garder pour beaucoup de raisons dont quelques-unes sont trop évidentes. Il y en avait d’autres. Le portrait était antérieur au moment où Odette disciplinant ses traits avait fait de son visage et de sa taille cette création dont, à travers les années, ses coiffeurs, ses couturiers, elle-même — dans sa façon de se tenir, de parler, de sourire, de poser ses mains, ses regards, de penser — devaient respecter les grandes lignes. Il fallait la dépravation d’un amant rassasié pour que Swann préférât, aux nombreuses photographies de l’Odette ne varietur qu’était sa ravissante femme, la petite photographie qu’il avait dans sa chambre, et où sous un chapeau de paille orné de pensées on voyait une maigre jeune femme assez laide, aux cheveux bouffants, aux traits tirés.

Mais d’ailleurs le portrait eût-il été, non pas antérieur, comme la photographie préférée de Swann, à la systématisation des traits d’Odette en un type nouveau, majestueux et charmant, mais postérieur, qu’il eût suffi de la vision d’Elstir pour désorganiser ce type. Le génie artistique agit à la façon de ces températures extrêmement élevées qui ont le pouvoir de dissocier les combinaisons d’atomes et de grouper ceux-ci suivant un ordre absolument contraire, répondant à un autre type. Toute cette harmonie factice que la femme a imposée à ses traits et dont chaque jour avant de sortir elle surveille la persistance dans sa glace, changeant l’inclinaison du chapeau, le lissage des cheveux, l’enjouement du regard, afin d’en assurer la continuité, cette harmonie, le coup d’œil du grand peintre la détruit en une seconde, et à sa