Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

activité, mobile, urgent, alimenté d’inquiétudes, qu’éveillaient en moi leur inaccessibilité, leur fuite peut-être pour toujours. Mon désir d’elles, je pouvais maintenant le mettre au repos, le garder en réserve, à côté de tant d’autres dont, une fois que je la savais possible, j’ajournais la réalisation. Je quittai Elstir, je me retrouvai seul. Alors tout d’un coup, malgré ma déception, je vis dans mon esprit tous ces hasards que je n’eusse pas soupçonné pouvoir se produire, qu’Elstir fût justement lié avec ces jeunes filles, que celles qui le matin encore étaient pour moi des figures dans un tableau ayant pour fond la mer, m’eussent vu, m’eussent vu lié avec un grand peintre, lequel savait maintenant mon désir de les connaître et le seconderait sans doute. Tout cela avait causé pour moi du plaisir, mais ce plaisir m’était resté caché ; il était de ces visiteurs qui attendent, pour nous faire savoir qu’ils sont là, que les autres nous aient quitté, que nous soyons seuls. Alors nous les apercevons, nous pouvons leur dire : je suis tout à vous, et les écouter. Quelquefois entre le moment où ces plaisirs sont entrés en nous et le moment où nous pouvons y rentrer nous-même, il s’est écoulé tant d’heures, nous avons vu tant de gens dans l’intervalle que nous craignons qu’ils ne nous aient pas attendus. Mais ils sont patients, ils ne se lassent pas et dès que tout le monde est parti nous les trouvons en face de nous. Quelquefois c’est nous alors qui sommes si fatigués qu’il nous semble que nous n’aurons plus dans notre pensée défaillante assez de force pour retenir ces souvenirs, ces impressions, pour qui notre moi fragile est le seul lieu habitable, l’unique mode de réalisation. Et nous le regretterions, car l’existence n’a guère d’intérêt que dans les journées où la poussière des réalités est mêlée de sable magique, où quelque vulgaire incident de la vie devient un ressort romanesque. Tout un promontoire du monde inaccessible surgit alors de l’éclairage du songe et entre dans notre vie, dans notre vie