Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/163

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avait été exact, mais ce qui ne l’était pas car Françoise avait mal compris. Elle avait comme tout le monde son caractère propre ; une personne ne ressemble jamais à une voie droite, mais nous étonne de ses détours singuliers et inévitables dont les autres ne s’aperçoivent pas et par où il nous est pénible d’avoir à passer. Chaque fois que j’arrivais au point : « Chapeau pas en place », « nom d’Andrée ou d’Albertine », j’étais obligé par Françoise de m’égarer dans des chemins détournés et absurdes qui me retardaient beaucoup. Il en était de même quand je faisais préparer des sandwiches au chester et à la salade et acheter des tartes que je mangerais à l’heure du goûter, sur la falaise, avec ces jeunes filles, et qu’elles auraient bien pu payer à tour de rôle si elles n’avaient été aussi intéressées, déclarait Françoise, au secours de qui venait alors tout un atavisme de rapacité et de vulgarité provinciales, et pour laquelle on eût dit que l’âme divisée de la défunte Eulalie s’était incarnée, plus gracieusement qu’en Saint-Éloi, dans les corps charmants de mes amies de la petite bande. J’entendais ces accusations avec la rage de me sentir buter à un des endroits à partir desquels le chemin rustique et familier qu’était le caractère de Françoise devenait impraticable, pas pour longtemps heureusement. Puis le veston retrouvé et les sandwiches prêts, j’allais chercher Albertine, Andrée, Rosemonde, d’autres parfois, et, à pied ou en bicyclette, nous partions.

Autrefois j’eusse préféré que cette promenade eût lieu par le mauvais temps. Alors je cherchais à retrouver dans Balbec « le pays des Cimmériens », et de belles journées étaient une chose qui n’aurait pas dû exister là, une intrusion du vulgaire été des baigneurs dans cette antique région voilée par les brumes. Mais maintenant, tout ce que j’avais dédaigné, écarté de ma vue, non seulement les effets de soleil, mais même les régates, les courses de chevaux, je l’eusse