Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/167

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toutes ces ombrelles affreuses. Homme d’un goût difficile et exquis, il faisait consister dans un rien, qui était tout, la différence entre ce que portaient les trois quarts des femmes et qui lui faisait horreur et une jolie chose qui le ravissait, et, au contraire de ce qui m’arrivait à moi pour qui tout luxe était stérilisant, exaltait son désir de peintre « pour tâcher de faire des choses aussi jolies ». « Tenez, voilà une petite qui a déjà compris comment étaient le chapeau et l’ombrelle, me dit Elstir en me montrant Albertine, dont les yeux brillaient de convoitise. — Comme j’aimerais être riche pour avoir un yacht, dit-elle au peintre. Je vous demanderais des conseils pour l’aménager. Quels beaux voyages je ferais ! Et comme ce serait joli d’aller aux régates de Cowes. Et une automobile ! Est-ce que vous trouvez que c’est joli, les modes des femmes pour les automobiles ? — Non, répondait Elstir, mais cela sera. D’ailleurs, il y a peu de couturiers, un ou deux, Callot, quoique donnant un peu trop dans la dentelle, Doucet, Cheruit, quelquefois Paquin. Le reste sont des horreurs. — Mais alors, il y a une différence immense entre une toilette de Callot et celle d’un couturier quelconque ? demandai-je à Albertine. — Mais énorme, mon petit bonhomme, me répondit-elle. Oh ! pardon. Seulement, hélas ! ce qui coûte trois cents francs ailleurs coûte deux mille francs chez eux. Mais cela ne se ressemble pas, cela a l’air pareil pour les gens qui n’y connaissent rien. — Parfaitement, répondit Elstir, sans aller pourtant jusqu’à dire que la différence soit aussi profonde qu’entre une statue de la cathédrale de Reims et de l’église Saint-Augustin… Tenez, à propos de cathédrales, dit-il en s’adressant spécialement à moi, parce que cela se référait à une causerie à laquelle ces jeunes filles n’avaient pas pris part et qui d’ailleurs ne les eût nullement intéressées, je vous parlais l’autre jour de l’église de Balbec comme d’une grande falaise,