Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/196

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur nous prouve qu’ils ne se mettent guère dans notre peau au moment où ils nous parlent, et y enfoncent l’épingle et le couteau comme dans de la baudruche, l’art de nous cacher toujours ce qui peut nous être désagréable dans ce qu’ils ont entendu dire de nos actions, ou dans l’opinion qu’elles leur ont à eux-mêmes inspirée, peut prouver chez l’autre catégorie d’amis, chez les amis pleins de tact, une forte dose de dissimulation. Elle est sans inconvénient si, en effet, ils ne peuvent penser du mal et si celui qu’on dit les fait seulement souffrir comme il nous ferait souffrir nous-mêmes. Je pensais que tel était le cas pour Andrée sans en être cependant absolument sûr.

Nous étions sortis du petit bois et avions suivi un lacis de chemins assez peu fréquentés où Andrée se retrouvait fort bien. « Tenez, me dit-elle tout à coup, voici vos fameux Creuniers, et encore vous avez de la chance, juste par le temps, dans la lumière où Elstir les a peints. » Mais j’étais encore trop triste d’être tombé pendant le jeu du furet d’un tel faîte d’espérances. Aussi ne fût-ce pas avec le plaisir que j’aurais sans doute éprouvé que je pus distinguer tout d’un coup à mes pieds, tapies entre les roches où elles se protégeaient contre la chaleur, les Déesses marines qu’Elstir avait guettées et surprises, sous un sombre glacis aussi beau qu’eût été celui d’un Léonard, les merveilleuses Ombres abritées et furtives, agiles et silencieuses, prêtes, au premier remous de lumière, à se glisser sous la pierre, à se cacher dans un trou, et promptes, la menace du rayon passée, à revenir auprès de la roche ou de l’algue, sous le soleil émietteur des falaises et de l’Océan décoloré dont elles semblent veiller l’assoupissement, gardiennes immobiles et légères, laissant paraître à fleur d’eau leur corps gluant et le regard attentif de leurs yeux foncés.

Nous allâmes retrouver les autres jeunes filles pour rentrer. Je savais maintenant que j’aimais Albertine ;