Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/208

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initié par elle à une vie de sport ; ma curiosité intellectuelle de ce qu’elle pensait sur tel ou tel sujet ne survécut pas à la croyance que je pourrais l’embrasser. Mes rêves l’abandonnèrent dès qu’ils cessèrent d’être alimentés par l’espoir d’une possession dont je les avais crus indépendants. Dès lors ils se retrouvèrent libres de se reporter — selon le charme que je lui avais trouvé un certain jour, surtout selon la possibilité et les chances que j’entrevoyais d’être aimé par elle — sur telle ou telle des amies d’Albertine et d’abord sur Andrée. Pourtant si Albertine n’avait pas existé, peut-être n’aurais-je pas eu le plaisir que je commençai à prendre de plus en plus, les jours qui suivirent, à la gentillesse que me témoignait Andrée. Albertine ne raconta à personne l’échec que j’avais essuyé auprès d’elle. Elle était une de ces jolies filles qui dès leur extrême jeunesse, par leur beauté, mais surtout par un agrément, un charme qui restent assez mystérieux, et qui ont leur source peut-être dans des réserves de vitalité où de moins favorisés par la nature viennent se désaltérer, toujours, dans leur famille, au milieu de leurs amies, dans le monde, ont plu davantage que de plus belles, de plus riches ; elle était de ces êtres à qui, avant l’âge de l’amour et bien plus encore quand il est venu, on demande plus qu’eux ne demandent et même qu’ils ne peuvent donner. Dès son enfance Albertine avait toujours eu en admiration devant elle quatre ou cinq petites camarades, parmi lesquelles se trouvait Andrée qui lui était si supérieure et le savait (et peut-être cette attraction qu’Albertine exerçait bien involontairement avait-elle été à l’origine, avait-elle servi à la fondation de la petite bande). Cette attraction s’exerçait même assez loin dans les milieux relativement plus brillants, où, s’il y avait une pavane à danser, on demandait Albertine plutôt qu’une jeune fille mieux née. La conséquence était que, n’ayant pas un sou de dot, vivant assez mal, d’ailleurs,