Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/217

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serrait la main bien franchement, bien amicalement, en bons camarades, jamais on n’aurait parlé de s’embrasser et on n’en était pas moins amis pour cela. Allez, si vous tenez à mon amitié, vous pouvez être content, car il faut que je vous aime joliment pour vous pardonner. Mais je suis sûre que vous vous fichez bien de moi. Avouez que c’est Andrée qui vous plaît. Au fond, vous avez raison, elle est beaucoup plus gentille que moi, et elle est ravissante ! Ah ! les hommes ! » Malgré ma déception récente, ces paroles si franches, en me donnant une grande estime pour Albertine, me causaient une impression très douce. Et peut-être cette impression eut-elle plus tard pour moi de grandes et fâcheuses conséquences, car ce fut par elle que commença à se former ce sentiment presque familial, ce noyau moral qui devait toujours subsister au milieu de mon amour pour Albertine. Un tel sentiment peut être la cause des plus grandes peines. Car pour souffrir vraiment par une femme, il faut avoir cru complètement en elle. Pour le moment, cet embryon d’estime morale, d’amitié, restait au milieu de mon âme comme une pierre d’attente. Il n’eût rien pu, à lui seul, contre mon bonheur s’il fût demeuré ainsi sans s’accroître, dans une inertie qu’il devait garder l’année suivante et à plus forte raison pendant ces dernières semaines de mon premier séjour à Balbec. Il était en moi comme un de ces hôtes qu’il serait malgré tout plus prudent qu’on expulsât, mais qu’on laisse à leur place sans les inquiéter, tant les rendent provisoirement inoffensifs leur faiblesse et leur isolement au milieu d’une âme étrangère.

Mes rêves se retrouvaient libres maintenant de se reporter sur telle ou telle des amies d’Albertine et d’abord sur Andrée, dont les gentillesses m’eussent peut-être moins touché si je n’avais été certain qu’elles seraient connues d’Albertine. Certes la préférence que depuis longtemps j’avais feinte pour Andrée m’avait