Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/219

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qu’elle n’était qu’un être cherchant la santé, comme étaient peut-être beaucoup de ceux en qui elle avait cru la trouver et qui n’en avaient pas plus la réalité qu’un gros arthritique à figure rouge et en veste de flanelle blanche n’est forcément un Hercule. Or, il est telles circonstances où il n’est pas indifférent pour le bonheur que la personne qu’on a aimée pour ce qu’elle paraissait avoir de sain ne fût en réalité qu’une de ces malades qui ne reçoivent leur santé que d’autres, comme les planètes empruntent leur lumière, comme certains corps ne font que laisser passer l’électricité.

N’importe, Andrée, comme Rosemonde et Gisèle, même plus qu’elles, était tout de même une amie d’Albertine, partageant sa vie, imitant ses façons au point que le premier jour je ne les avais pas distinguées d’abord l’une de l’autre. Entre ces jeunes filles, tiges de roses dont le principal charme était de se détacher sur la mer, régnait la même indivision qu’au temps où je ne les connaissais pas et où l’apparition de n’importe laquelle me causait tant d’émotion, en m’annonçant que la petite bande n’était pas loin. Maintenant encore la vue de l’une me donnait un plaisir où entrait, dans une proportion que je n’aurais pas su dire, de voir les autres la suivre plus tard, et, même si elles ne venaient pas ce jour-là, de parler d’elles et de savoir qu’il leur serait dit que j’étais allé sur la plage.

Ce n’était plus simplement l’attrait des premiers jours, c’était une véritable velléité d’aimer qui hésitait entre toutes, tant chacune était naturellement le résultat de l’autre. Ma plus grande tristesse n’aurait pas été d’être abandonné par celle de ces jeunes filles que je préférais, mais j’aurais aussitôt préféré, parce que j’aurais fixé sur elle la somme de tristesse et de rêve qui flottait indistinctement entre toutes, celle qui m’eût abandonné. Encore dans ce cas est-ce toutes ses amies, aux yeux desquelles j’eusse bientôt perdu tout