Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/32

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expression joyeuse qui aurait dû me rendre heureux et qui, comme il arrive trop souvent tant que sont encore en vie les êtres que nous aimons le mieux, nous apparaît comme la manifestation exaspérante d’un travers mesquin plutôt que comme la forme précieuse du bonheur que nous voudrions tant leur procurer. Ma mauvaise humeur venait surtout de ce que cette semaine-là ma grand’mère avait paru me fuir, et que je n’avais pu l’avoir un instant à moi, pas plus le jour que le soir. Quand je rentrais dans l’après-midi pour être un peu seul avec elle, on me disait qu’elle n’était pas là ; ou bien elle s’enfermait avec Françoise pour de longs conciliabules qu’il ne m’était pas permis de troubler. Et quand ayant passé la soirée dehors avec Saint-Loup je songeais pendant le trajet du retour au moment où j’allais pouvoir retrouver et embrasser ma grand’mère, j’avais beau attendre qu’elle frappât contre la cloison ces petits coups qui me diraient d’entrer lui dire bonsoir, je n’entendais rien ; je finissais par me coucher, lui en voulant un peu de ce qu’elle me privât, avec une indifférence si nouvelle de sa part, d’une joie sur laquelle j’avais compté tant, je restais encore, le cœur palpitant comme dans mon enfance, à écouter le mur qui restait muet et je m’endormais dans les larmes.



Ce jour-là, comme les précédents, Saint-Loup avait été obligé d’aller à Doncières où, en attendant qu’il y rentrât d’une manière définitive, on aurait toujours besoin de lui maintenant jusqu’à la fin de l’après-midi. Je regrettais qu’il ne fût pas à Balbec. J’avais vu descendre de voiture et entrer, les unes dans la salle de danse du Casino, les autres chez le glacier, des jeunes femmes qui, de loin, m’avaient paru ravissantes. J’étais dans une de ces périodes de la jeunesse, dépourvues d’un amour particulier, vacantes, où partout