Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/56

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lui demandais si on ne se déciderait pas à tout découvrir tout de suite avant la fin de l’année. Il a posé sa cigarette », continua Aimé en mimant la scène et en secouant la tête et l’index comme avait fait son client voulant dire : il ne faut pas être trop exigeant. « Pas cette année, Aimé, qu’il m’a dit en me touchant à l’épaule, ce n’est pas possible. Mais à Pâques, oui ! » Et Aimé me frappa légèrement sur l’épaule en me disant : « Vous voyez, je vous montre exactement comment il a fait », soit qu’il fût flatté de cette familiarité d’un grand personnage, soit pour que je pusse mieux apprécier en pleine connaissance de cause la valeur de l’argument et nos raisons d’espérer.

Ce ne fut pas sans un léger choc au cœur qu’à la première page de la liste des étrangers, j’aperçus les mots : « Simonet et famille ». J’avais en moi de vieilles rêveries qui dataient de mon enfance et où toute la tendresse qui était dans mon cœur, mais qui éprouvée par lui ne s’en distinguait pas, m’était apportée par un être aussi différent que possible de moi. Cet être, une fois de plus je le fabriquais en utilisant pour cela le nom de Simonet et le souvenir de l’harmonie qui régnait entre les jeunes corps que j’avais vus se déployer sur la plage, en une procession sportive, digne de l’antique et de Giotto. Je ne savais pas laquelle de ces jeunes filles était Mlle Simonet, si aucune d’elles s’appelait ainsi, mais je savais que j’étais aimé de Mlle Simonet et que j’allais grâce à Saint-Loup essayer de la connaître. Malheureusement n’ayant obtenu qu’à cette condition une prolongation de congé, il était obligé de retourner tous les jours à Doncières : mais pour le faire manquer à ses obligations militaires, j’avais cru pouvoir compter, plus encore que sur son amitié pour moi, sur cette même curiosité de naturaliste humain que si souvent — même sans avoir vu la personne dont il parlait et rien qu’à entendre dire qu’il y avait une jolie caissière chez un fruitier —