Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/75

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ce fut pendant ces quelques heures où je me le rappelais le mieux que j’aurais dû m’aviser de savoir exactement quel il était ; mais je ne savais pas alors l’importance qu’il allait prendre pour moi ; il était doux seulement comme un premier rendez-vous de Mme de Guermantes en moi-même, il était la première esquisse, la seule vraie, la seule faite d’après la vie, la seule qui fût réellement Mme de Guermantes ; durant les quelques heures où j’eus le bonheur de le détenir sans savoir faire attention à lui, il devait être bien charmant pourtant, ce souvenir, puisque c’est toujours à lui, librement encore à ce moment-là, sans hâte, sans fatigue, sans rien de nécessaire ni d’anxieux, que mes idées d’amour revenaient ; ensuite au fur et à mesure que ces idées le fixèrent plus définitivement, il acquit d’elles une plus grande force, mais devint lui-même plus vague ; bientôt je ne sus plus le retrouver ; et dans mes rêveries, je le déformais sans doute complètement, car, chaque fois que je voyais Mme de Guermantes, je constatais un écart, d’ailleurs toujours différent, entre ce que j’avais imaginé et ce que je voyais. Chaque jour maintenant, certes, au moment que Mme de Guermantes débouchait au haut de la rue, j’apercevais encore sa taille haute, ce visage au regard clair sous une chevelure légère, toutes choses pour lesquelles j’étais là ; mais en revanche, quelques secondes plus tard, quand, ayant détourné les yeux dans une autre direction pour avoir l’air de ne pas m’attendre à cette rencontre que j’étais venu chercher, je les levais sur la duchesse au moment où j’arrivais au même niveau de la rue qu’elle, ce que je voyais alors, c’étaient des marques rouges, dont je ne savais si elles étaient dues au grand air ou à la couperose, sur un visage maussade qui, par un signe fort sec et bien éloigné de l’amabilité du soir de Phèdre, répondait à ce salut que je lui adressais quotidiennement avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui