Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/143

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aime peut-être beaucoup ses amis, mais tenez pour assuré que cela ne s’est jamais passé ailleurs que dans sa tête et dans son cœur. Enfin, nous allons peut-être avoir deux secondes de tranquillité. Donc, le prince de Guermantes continua : « Je vous avouerai que cette idée d’une illégalité possible dans la conduite du procès m’était extrêmement pénible à cause du culte que vous savez que j’ai pour l’armée ; j’en reparlai avec le général, et je n’eus plus, hélas ! aucun doute à cet égard. Je vous dirai franchement que, dans tout cela, l’idée qu’un innocent pourrait subir la plus infamante des peines ne m’avait même pas effleuré. Mais par cette idée d’illégalité, je me mis à étudier ce que je n’avais pas voulu lire, et voici que des doutes, cette fois non plus sur l’illégalité mais sur l’innocence, vinrent me hanter. Je ne crus pas en devoir parler à la Princesse. Dieu sait qu’elle est devenue aussi Française que moi. Malgré tout, du jour où je l’ai épousée, j’eus tant de coquetterie à lui montrer dans toute sa beauté notre France, et ce que pour moi elle a de plus splendide, son armée, qu’il m’était trop cruel de lui faire part de mes soupçons qui n’atteignaient, il est vrai, que quelques officiers. Mais je suis d’une famille de militaires, je ne voulais pas croire que des officiers pussent se tromper. J’en reparlai encore à Beauserfeuil, il m’avoua que des machinations coupables avaient été ourdies, que le bordereau n’était peut-être pas de Dreyfus, mais que la preuve éclatante de sa culpabilité existait. C’était la pièce Henry. Et quelques jours après, on apprenait que c’était un faux. Dès lors, en cachette de la Princesse, je me mis à lire tous les jours le Siècle, l’Aurore ; bientôt je n’eus plus aucun doute, je ne pouvais plus dormir. Je m’ouvris de mes souffrances morales à notre ami, l’abbé Poiré, chez qui je rencontrai avec étonnement la même conviction, et je fis dire