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l’église de Combray tout un escadron de ces cavaliers sur l’avenir desquels pleurait autrefois Françoise, quand elle envisageait la perspective d’une guerre. Bref Swann refusa de signer la circulaire de Bloch, de sorte que, s’il passait pour un dreyfusard enragé aux yeux de beaucoup, mon camarade le trouva tiède, infecté de nationalisme, et cocardier.

Swann me quitta sans me serrer la main pour ne pas être obligé de faire des adieux dans cette salle où il avait trop d’amis, mais il me dit : « Vous devriez venir voir votre amie Gilberte. Elle a réellement grandi et changé, vous ne la reconnaîtriez pas. Elle serait si heureuse ! » Je n’aimais plus Gilberte. Elle était pour moi comme une morte qu’on a longtemps pleurée, puis l’oubli est venu, et, si elle ressuscitait, elle ne pourrait plus s’insérer dans une vie qui n’est plus faite pour elle. Je n’avais plus envie de la voir ni même cette envie de lui montrer que je ne tenais pas à la voir et que chaque jour, quand je l’aimais, je me promettais de lui témoigner quand je ne l’aimerais plus.

Aussi, ne cherchant plus qu’à me donner, vis-à-vis de Gilberte, l’air d’avoir désiré de tout mon cœur la retrouver et d’en avoir été empêché par des circonstances dites « indépendantes de ma volonté » et qui ne se produisent en effet, au moins avec une certaine suite, que quand la volonté ne les contrecarre pas, bien loin d’accueillir avec réserve l’invitation de Swann, je ne le quittai pas qu’il ne m’eût promis d’expliquer en détail à sa fille les contretemps qui m’avaient privé, et me priveraient encore, d’aller la voir. « Du reste, je vais lui écrire tout à l’heure en rentrant, ajoutai-je. Mais dites-lui bien que c’est une lettre de menaces, car, dans un mois ou deux, je serai tout à fait libre, et alors qu’elle tremble, car je serai chez vous aussi souvent même qu’autrefois. »

Avant de laisser Swann, je lui dis un mot de sa