Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/162

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d’avoir à la portée de la main pour n’avoir pas besoin d’eux et s’endormir. Je ne désirais dans l’univers que deux femmes dont je ne pouvais, il est vrai, arriver à me représenter le visage, mais dont Saint-Loup m’avait appris les noms et garanti la complaisance. De sorte que, s’il avait par ses paroles de tout à l’heure fourni un rude travail à mon imagination, il avait par contre procuré une appréciable détente, un repos durable à ma volonté.

« Hé bien ! me dit la duchesse, en dehors de vos bals, est-ce que je ne peux vous être d’aucune utilité ? Avez-vous trouvé un salon où vous aimeriez que je vous présente ? » Je lui répondis que je craignais que le seul qui me fît envie ne fût trop peu élégant pour elle. « Qui est-ce ? » demanda-t-elle d’une voix menaçante et rauque, sans presque ouvrir la bouche. « La baronne Putbus. » Cette fois-ci elle feignit une véritable colère. « Ah ! non, ça, par exemple, je crois que vous vous fichez de moi. Je ne sais même pas par quel hasard je sais le nom de ce chameau. Mais c’est la lie de la société. C’est comme si vous me demandiez de vous présenter à ma mercière. Et encore non, car ma mercière est charmante. Vous êtes un peu fou, mon pauvre petit. En tout cas, je vous demande en grâce d’être poli avec les personnes à qui je vous ai présenté, de leur mettre des cartes, d’aller les voir et de ne pas leur parler de la baronne Putbus, qui leur est inconnue. » Je demandai si Mme d’Orvillers n’était pas un peu légère. « Oh ! pas du tout, vous confondez, elle serait plutôt bégueule. N’est-ce pas, Basin ? — Oui, en tout cas je ne crois pas qu’il y ait jamais rien à dire sur elle », dit le duc.

« Vous ne voulez pas venir avec nous à la redoute ? me demanda-t-il. Je vous prêterais un manteau vénitien et je sais quelqu’un à qui cela ferait bougrement plaisir, à Oriane d’abord, cela ce n’est pas