Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/169

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Il me fallut rentrer dans ma chambre. Françoise m’y suivit. Elle trouvait, comme j’étais revenu de ma soirée, qu’il était inutile que je gardasse la rose que j’avais à la boutonnière et vint pour me l’enlever. Son geste, en me rappelant qu’Albertine pouvait ne plus venir, et en m’obligeant aussi à confesser que je désirais être élégant pour elle, me causa une irritation qui fut redoublée du fait qu’en me dégageant violemment, je froissai la fleur et que Françoise me dit : « Il aurait mieux valu me la laisser ôter plutôt que non pas la gâter ainsi. » D’ailleurs, ses moindres paroles m’exaspéraient. Dans l’attente, on souffre tant de l’absence de ce qu’on désire qu’on ne peut supporter une autre présence.

Françoise sortie de la chambre, je pensai que, si c’était pour en arriver maintenant à avoir de la coquetterie à l’égard d’Albertine, il était bien fâcheux que je me fusse montré tant de fois à elle si mal rasé, avec une barbe de plusieurs jours, les soirs où je la laissais venir pour recommencer nos caresses. Je sentais qu’insoucieuse de moi, elle me laissait seul. Pour embellir un peu ma chambre, si Albertine venait encore, et parce que c’était une des plus jolies choses que j’avais, je remis, pour la première fois depuis des années, sur la table qui était auprès de mon lit, ce portefeuille orné de turquoises que Gilberte m’avait fait faire pour envelopper la plaquette de Bergotte et que, si longtemps, j’avais voulu garder avec moi pendant que je dormais, à côté de la bille d’agate. D’ailleurs, autant peut-être qu’Albertine, toujours pas venue, sa présence en ce moment dans un « ailleurs » qu’elle avait évidemment trouvé plus agréable, et que je ne connaissais pas, me causait un sentiment douloureux qui, malgré ce que j’avais dit, il y avait à peine une heure, à Swann, sur mon incapacité d’être jaloux, aurait pu, si j’avais vu mon amie à des intervalles moins éloignés, se