Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/236

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la voyais toujours malade, mais en voie de se rétablir, je la trouvais mieux. Et si elle faisait allusion à ce qu’elle avait souffert, je lui fermais la bouche avec mes baisers et je l’assurais qu’elle était maintenant guérie pour toujours. J’aurais voulu faire constater aux sceptiques que la mort est vraiment une maladie dont on revient. Seulement je ne trouvais plus chez ma grand’mère la riche spontanéité d’autrefois. Ses paroles n’étaient qu’une réponse affaiblie, docile, presque un simple écho de mes paroles ; elle n’était plus que le reflet de ma propre pensée.

Incapable comme je l’étais encore d’éprouver à nouveau un désir physique, Albertine recommençait cependant à m’inspirer comme un désir de bonheur. Certains rêves de tendresse partagée, toujours flottants en nous, s’allient volontiers, par une sorte d’affinité, au souvenir (à condition que celui-ci soit déjà devenu un peu vague) d’une femme avec qui nous avons eu du plaisir. Ce sentiment me rappelait des aspects du visage d’Albertine, plus doux, moins gais, assez différents de ceux que m’eût évoqués le désir physique ; et comme il était aussi moins pressant que ne l’était ce dernier, j’en eusse volontiers ajourné la réalisation à l’hiver suivant sans chercher à revoir Albertine à Balbec avant son départ. Mais, même au milieu d’un chagrin encore vif, le désir physique renaît. De mon lit où on me faisait rester longtemps tous les jours à me reposer, je souhaitais qu’Albertine vînt recommencer nos jeux d’autrefois. Ne voit-on pas, dans la chambre même où ils ont perdu un enfant, des époux, bientôt de nouveau entrelacés, donner un frère au petit mort ? J’essayais de me distraire de ce désir en allant jusqu’à la fenêtre regarder la mer de ce jour-là. Comme la première année, les mers, d’un jour à l’autre, étaient rarement les mêmes. Mais d’ailleurs elles ne ressemblaient guère à celles de cette première