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À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

tion médiocre ou dans un intérêt professionnel (c’était peut-être la femme d’un placier en champagne), était moins différente de la domesticité que les clients vraiment chics. Pour moi je pensai au palais de Parme, aux conseils moitié religieux, moitié politiques donnés à cette princesse, laquelle agissait avec le peuple comme si elle avait dû se le concilier pour régner un jour, bien plus, comme si elle régnait déjà.

Je remontais dans ma chambre, mais je n’y étais pas seul. J’entendais quelqu’un jouer avec moelleux des morceaux de Schumann. Certes il arrive que les gens, même ceux que nous aimons le mieux, se saturent de la tristesse ou de l’agacement qui émane de nous. Il y a pourtant quelque chose qui est capable d’un pouvoir d’exaspérer où n’atteindra jamais une personne : c’est un piano.

Albertine m’avait fait prendre en note les dates où elle devait s’absenter et aller chez des amies pour quelques jours, et m’avait fait inscrire aussi leur adresse pour si j’avais besoin d’elle un de ces soirs-là, car aucune n’habitait bien loin. Cela fit que, pour la trouver, de jeune fille en jeune fille, se nouèrent tout naturellement autour d’elle des liens de fleurs. J’ose avouer que beaucoup de ses amies — je ne l’aimais pas encore — me donnèrent, sur une plage ou une autre, des instants de plaisir. Ces jeunes camarades bienveillantes ne me semblaient pas très nombreuses. Mais dernièrement j’y ai repensé, leurs noms me sont revenus. Je comptai que, dans cette seule saison, douze me donnèrent leurs frêles faveurs. Un nom me revint ensuite, ce qui fit treize. J’eus alors comme une cruauté enfantine de rester sur ce nombre. Hélas, je songeais que j’avais oublié la première, Albertine qui n’était plus et qui fit la quatorzième.

J’avais, pour reprendre le fil du récit, inscrit les