Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/255

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on continue à ne pas craindre la mort, on n’ose plus penser à la séparation.

Du reste, à partir, non d’une heure du matin (heure que le liftier avait fixée), mais de trois heures, je n’eus plus comme autrefois la souffrance de sentir diminuer mes chances qu’elle apparût. La certitude qu’elle ne viendrait plus m’apporta un calme complet, une fraîcheur ; cette nuit était tout simplement une nuit comme tant d’autres où je ne la voyais pas, c’est de cette idée que je partais. Et dès lors la pensée que je la verrais le lendemain ou d’autres jours, se détachant sur ce néant accepté, devenait douce. Quelquefois, dans ces soirées d’attente, l’angoisse est due à un médicament qu’on a pris. Faussement interprété par celui qui souffre, il croit être anxieux à cause de celle qui ne vient pas. L’amour naît dans ce cas comme certaines maladies nerveuses de l’explication inexacte d’un malaise pénible. Explication qu’il n’est pas utile de rectifier, du moins en ce qui concerne l’amour, sentiment qui (quelle qu’en soit la cause) est toujours erroné.

Le lendemain, quand Albertine m’écrivit qu’elle venait seulement de rentrer à Egreville, n’avait donc pas eu mon mot à temps, et viendrait, si je le permettais, me voir le soir, derrière les mots de sa lettre comme derrière ceux qu’elle m’avait dits une fois au téléphone, je crus sentir la présence de plaisirs, d’êtres, qu’elle m’avait préférés. Encore une fois je fus agité tout entier par la curiosité douloureuse de savoir ce qu’elle avait pu faire, par l’amour latent qu’on porte toujours en soi ; je pus croire un moment qu’il allait m’attacher à Albertine, mais il se contenta de frémir sur place et ses dernières rumeurs s’éteignirent sans qu’il se fût mis en marche.

J’avais mal compris, dans mon premier séjour à Balbec — et peut-être bien Andrée avait fait comme