Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/314

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quand il sortait le soir, on le voyait en explorer furtivement les détours.

Tandis que, se risquant jusqu’aux sous-sols et cherchant malgré tout à ne pas être vu et à éviter le scandale, M. Nissim Bernard, dans sa recherche des jeunes lévites, faisait penser à ces vers de la Juive :

Ô Dieu de nos pères,
Parmi nous descends,
Cache nos mystères
À l’œil des méchants !

je montais au contraire dans la chambre de deux sœurs qui avaient accompagné à Balbec, comme femmes de chambre, une vieille dame étrangère. C’était ce que le langage des hôtels appelait deux courrières et celui de Françoise, laquelle s’imaginait qu’un courrier ou une courrière sont là pour faire des courses, deux « coursières ». Les hôtels, eux, en sont restés, plus noblement, au temps où l’on chantait : « C’est un courrier de cabinet. »

Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller dans des chambres de courrières, et réciproquement, je m’étais très vite lié d’une amitié très vive, quoique très pure, avec ces deux jeunes personnes, Mlle Marie Gineste et Mme Céleste Albaret. Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France, au bord de ruisseaux et de torrents (l’eau passait même sous leur maison de famille où tournait un moulin et qui avait été dévastée plusieurs fois par l’inondation), elles semblaient en avoir gardé la nature. Marie Gineste était plus régulièrement rapide et saccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante, étalée comme un lac, mais avec de terribles retours de bouillonnement où sa fureur rappelait le danger des crues et des tourbillons liquides qui entraînent tout, saccagent tout. Elles venaient