Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/325

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peu l’enfant des chœurs d’Athalie avec le garçon d’une ferme assez achalandée du voisinage, « Aux Cerisiers ». Ce garçon rouge, aux traits abrupts, avait absolument l’air d’avoir comme tête une tomate. Une tomate exactement semblable servait de tête à son frère jumeau. Pour le contemplateur désintéressé, il y a cela d’assez beau, dans ces ressemblances parfaites de deux jumeaux, que la nature, comme si elle s’était momentanément industrialisée, semble débiter des produits pareils. Malheureusement, le point de vue de M. Nissim Bernard était autre et cette ressemblance n’était qu’extérieure. La tomate no 2 se plaisait avec frénésie à faire exclusivement les délices des dames, la tomate no 1 ne détestait pas condescendre aux goûts de certains messieurs. Or chaque fois que, secoué, ainsi que par un réflexe, par le souvenir des bonnes heures passées avec la tomate no 1, M. Bernard se présentait « Aux Cerisiers », myope (et du reste la myopie n’était pas nécessaire pour les confondre), le vieil Israélite, jouant sans le savoir Amphitryon, s’adressait au frère jumeau et lui disait : « Veux-tu me donner rendez-vous pour ce soir. » Il recevait aussitôt une solide « tournée ». Elle vint même à se renouveler au cours d’un même repas, où il continuait avec l’autre les propos commencés avec le premier. À la longue elle le dégoûta tellement, par association d’idées, des tomates, même de celles comestibles, que chaque fois qu’il entendait un voyageur en commander à côté de lui, au Grand-Hôtel, il lui chuchotait : « Excusez-moi, Monsieur, de m’adresser à vous, sans vous connaître. Mais j’ai entendu que vous commandiez des tomates. Elles sont pourries aujourd’hui. Je vous le dis dans votre intérêt car pour moi cela m’est égal, je n’en prends jamais. » L’étranger remerciait avec effusion ce voisin philanthrope et désintéressé, rappelait le garçon, feignait