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en public s’asseoir sur les genoux d’un monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle. Moins peut-être que la mienne. À partir du moment où j’avais perçu le grondement de mon nom, comme le bruit préalable d’un cataclysme possible, je dus, pour plaider en tout cas ma bonne foi et comme si je n’étais tourmenté d’aucun doute, m’avancer vers la princesse d’un air résolu.

Elle m’aperçut comme j’étais à quelques pas d’elle et, ce qui ne me laissa plus douter que j’avais été victime d’une machination, au lieu de rester assise comme pour les autres invités, elle se leva, vint à moi. Une seconde après, je pus pousser le soupir de soulagement de la malade d’Huxley quand, ayant pris le parti de s’asseoir dans le fauteuil, elle le trouva libre et comprit que c’était le vieux monsieur qui était une hallucination. La princesse venait de me tendre la main en souriant. Elle resta quelques instants debout, avec le genre de grâce particulier à la stance de Malherbe qui finit ainsi :

Et pour leur faire honneur les Anges se lever.

Elle s’excusa de ce que la duchesse ne fût pas encore arrivée, comme si je devais m’ennuyer sans elle. Pour me dire ce bonjour, elle exécuta autour de moi, en me tenant la main, un tournoiement plein de grâce, dans le tourbillon duquel je me sentais emporté. Je m’attendais presque à ce qu’elle me remît alors, telle une conductrice de cotillon, une canne à bec d’ivoire, ou une montre-bracelet. Elle ne me donna à vrai dire rien de tout cela, et comme si au lieu de danser le boston elle avait plutôt écouté un sacro-saint quatuor de Beethoven dont elle eût craint de troubler les sublimes accents, elle arrêta là la conversation, ou plutôt ne la commença pas et, radieuse encore de m’avoir vu entrer, me fit part seulement de l’endroit où se trouvait le prince.