Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/68

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l’ambassadeur d’Allemagne, à la rampe du grand escalier qui ramenait dans l’hôtel, de sorte que les invités, malgré les trois ou quatre admiratrices qui s’étaient groupées autour du baron et le masquaient presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant les gens par leur nom. Et on entendait successivement : « Bonsoir, monsieur du Hazay, bonsoir madame de La Tour du Pin-Verclause, bonsoir madame de La Tour du Pin-Gouvernet, bonsoir Philibert, bonsoir ma chère Ambassadrice, etc. » Cela faisait un glapissement continu qu’interrompaient des recommandations bénévoles ou des questions (desquelles il n’écoutait pas la réponse), et que M. de Charlus adressait d’un ton radouci, factice afin de témoigner l’indifférence, et bénin : « Prenez garde que la petite n’ait pas froid, les jardins c’est toujours un peu humide. Bonsoir madame de Brantes. Bonsoir madame de Mecklembourg. Est-ce que la jeune fille est venue ? A-t-elle mis la ravissante robe rose ? Bonsoir Saint-Géran. » Certes il y avait de l’orgueil dans cette attitude. M. de Charlus savait qu’il était un Guermantes occupant une place prépondérante dans cette fête. Mais il n’y avait pas que de l’orgueil, et ce mot même de fête évoquait, pour l’homme aux dons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu’il peut avoir si cette fête est donnée non chez des gens du monde, mais dans un tableau de Carpaccio ou de Véronèse. Il est même plus probable que le prince allemand qu’était M. de Charlus devait plutôt se représenter la fête qui se déroule dans Tannhäuser, et lui-même comme le Margrave, ayant, à l’entrée de la Warburg, une bonne parole condescendante pour chacun des invités, tandis que leur écoulement dans le château ou le parc est salué par la longue phrase, cent fois reprise, de la fameuse « Marche ».