Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/77

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comme il arrive dans tous les milieux fortement hiérarchisés, au Palais par exemple, dans une Faculté, où un procureur général ou un « doyen » conscients de leur haute charge cachent peut-être plus de simplicité réelle et, quand on les connaît davantage, plus de bonté, de simplicité vraie, de cordialité, dans leur hauteur traditionnelle que de plus modernes dans l’affectation de la camaraderie badine. « Est-ce que vous comptez suivre la carrière de monsieur votre père », me dit-il d’un air distant, mais d’intérêt. Je répondis sommairement à sa question, comprenant qu’il ne l’avait posée que par bonne grâce, et je m’éloignai pour le laisser accueillir les nouveaux arrivants.

J’aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je vis que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le bonsoir du mari d’Odette, l’avait aussitôt, avec la puissance d’une pompe aspirante, entraîné avec lui au fond du jardin, même, dirent certaines personnes, « afin de le mettre à la porte ».

Tellement distrait dans le monde que je n’appris que le surlendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque avait joué toute la soirée et que, de minute en minute, s’étaient succédé les feux de Bengale, je retrouvai quelque faculté d’attention à la pensée d’aller voir le célèbre jet d’eau d’Hubert Robert.

Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que la retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. Le XVIIIe siècle avait épuré l’élégance de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté la vie ; à cette distance on avait l’impression de l’art plutôt que la sensation de l’eau. Le nuage