Page:Proust - Du côté de chez Swann.djvu/131

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phrase la plus simple s’adressait à moi avec une intonation attendrie. Plus que tout j’aimais sa philosophie, je m’étais donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d’arriver à l’âge où j’entrerais au collège, dans la classe appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu’on y fît autre chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l’on m’avait dit que les métaphysiciens auxquels je m’attacherais alors ne lui ressembleraient en rien, j’aurais ressenti le désespoir d’un amoureux qui veut aimer pour la vie et à qui on parle des autres maîtresses qu’il aura plus tard.

Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann qui venait voir mes parents.

— Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder ? Tiens, du Bergotte ? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ?

Je lui dis que c’était Bloch.

— Ah ! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh ! c’est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En tout cas il a du goût, car Bergotte est un charmant esprit. Et voyant combien j’avais l’air d’admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens qu’il connaissait fit, par bonté, une exception et me dit :

— Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu’il écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui demander.

Je n’osai pas accepter mais posai à Swann des questions sur Bergotte. « Est-ce que vous pourriez me dire quel est l’acteur qu’il préfère ? »

— L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun artiste homme à la Berma qu’il met au-dessus de tout. L’avez-vous entendue ?