Page:Proust - Du côté de chez Swann.djvu/234

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Je trouvais important qu’elle ne partît pas avant que j’eusse pu la regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des années je considérais sa vue comme éminemment désirable, et je ne détachais pas mes yeux d’elle, comme si chacun de mes regards eût pu matériellement emporter et mettre en réserve en moi le souvenir du nez proéminent, des joues rouges, de toutes ces particularités qui me semblaient autant de renseignements précieux, authentiques et singuliers sur son visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensées que j’y rapportais — et peut-être surtout, forme de l’instinct de conservation des meilleures parties de nous-mêmes, ce désir qu’on a toujours de ne pas avoir été déçu — la replaçant (puisque c’était une seule personne qu’elle et cette duchesse de Guermantes que j’avais évoquée jusque-là) hors du reste de l’humanité dans laquelle la vue pure et simple de son corps me l’avait fait un instant confondre, je m’irritais en entendant dire autour de moi : « Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuil », comme si elle leur eût été comparable. Et mes regards s’arrêtant à ses cheveux blonds, à ses yeux bleus, à l’attache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler d’autres visages, je m’écriais devant ce croquis volontairement incomplet : « Qu’elle est belle ! Quelle noblesse ! Comme c’est bien une fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que j’ai devant moi ! » Et l’attention avec laquelle j’éclairais son visage l’isolait tellement, qu’aujourd’hui si je repense à cette cérémonie, il m’est impossible de revoir une seule des personnes qui y assistaient sauf elle et le suisse qui répondit affirmativement quand je lui demandai si cette dame était bien Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout au moment du défilé dans la sacristie