Page:Proust - Du côté de chez Swann.djvu/237

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cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller avec ma pensée au delà de l’image ou de l’odeur. Et s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je cherchais à les retrouver en fermant les yeux ; je m’attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes à s’entr’ouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle. Certes ce n’était pas des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre l’espérance que j’avais perdue de pouvoir être un jour écrivain et poète, car elles étaient toujours liées à un objet particulier dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné, l’illusion d’une sorte de fécondité et par là me distrayaient de l’ennui, du sentiment de mon impuissance que j’avais éprouvés chaque fois que j’avais cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre littéraire. Mais le devoir de conscience était si ardu — que m’imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleur — de tâcher d’apercevoir ce qui se cachait derrière elles, que je ne tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me permissent de me dérober à ces efforts et de m’épargner cette fatigue. Par bonheur mes parents m’appelaient, je sentais que je n’avais pas présentement la tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et qu’il valait mieux n’y plus penser jusqu’à ce que je fusse rentré, et ne pas me fatiguer d’avance sans résultat. Alors je ne m’occupais plus de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme des