Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

diminuer l’importance de la visite tout en me l’annonçant. Albertine employait toujours le ton dubitatif pour les résolutions irrévocables. La mienne ne l’était pas moins. Je m’arrangeai pour que la visite à Mme Verdurin n’eût pas lieu. La jalousie n’est souvent qu’un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de l’amour. J’avais sans doute hérité de mon père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres que j’aimais le plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité que je voulais leur montrer trompeuse ; quand je voyais qu’Albertine avait combiné à mon insu, en se cachant de moi, le plan d’une sortie que j’eusse fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable si elle m’en avait fait le confident, je disais négligemment, pour la faire trembler, que je comptais sortir ce jour-là.

Je me mis à suggérer à Albertine d’autres buts de promenade qui eussent rendu la visite Verdurin impossible, en des paroles empreintes d’une feinte indifférence sous laquelle je tâchai de déguiser mon énervement. Mais elle l’avait dépisté. Il rencontrait chez elle la force électrique d’une volonté contraire qui la repoussait vivement ; dans les yeux d’Albertine j’en voyais jaillir les étincelles. Au reste, à quoi bon m’attacher à ce que disaient les prunelles en ce moment ? Comment n’avais-je pas depuis longtemps remarqué que les yeux d’Albertine appartenaient à la famille de ceux qui, même chez un être médiocre, semblent faits de plusieurs morceaux à cause de tous les lieux où l’être veut se trouver — et cacher qu’il veut se trouver — ce jour-là ? Des yeux, par mensonge toujours immobiles et passifs, mais dynamiques, mesurables par les mètres ou kilomètres à franchir pour se trouver au rendez-vous voulu, implacablement voulu, des yeux qui sourient moins encore au plaisir qui les tente qu’ils ne s’auréolent